Hétérotopies ou bien comment subsiter à l'article de Nicolas Carr : Is Google Making Us Stupid ?
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1_ banalités
Le 11 septembre 2001, nous étions des centaines de millions de
téléspectateurs à regarder ces images de l'attentat diffusées en direct
sur nos chaînes de télévision. Le 16 avril 2007, nous étions des
centaines de millions d'internautes à télécharger ces images du
Massacre de Virginia Tech déposées là en direct sur le web. Ce fait
précis et sanglant a été le premier dans l'histoire du web 2 à offrir à
nos photographies du temps présent une circulation démesurée des
images, des mots et des larmes, de ces données privées et publiques
reproductibles, modélisables à l'envi. Les faits se succèdent,
politiques, anecdotiques et désignent précisément le web comme ce lieu
autre, cette utopie où les photographies du temps présent s'octroient
un corps, un corps ailleurs. Nous avons, chacun de nous et en mémoire,
ces images, ces données brutes ou transposées. Nous avons une relation
distincte, singulière à cet écran connecté et savant. Ce qui est
étonnant, c'est que si nous pouvons aimer sur ce web, gagner de
l'argent ou nous y ennuyer jour après jour, nous ne réalisons pas comme
il sauvegarde, comme il affectionne les faits en cours, les nôtres,
intacts, ces photographies du temps partagé, ces corps ailleurs, ces
images. Nous devrions les extraire de nos écrans, les choisir une à
une, les déposer sur du papier mat ou brillant, en définir les
dimensions possibles, en réécrire les légendes inutiles et les
percevoir autrement, ailleurs, comme les photographies de nos vies
futures.
2_ lectures
Je suis comme nombre, je ne lis plus de romans ou bien je relis ceux
que j'ai oubliés et qu'il me semble avoir déjà lus. Et puis, je les
abandonne, comme chacun, lorsque je me souviens les avoir une première
fois. Pourtant, j'achète beaucoup de livres, et ceux qui m'intéressent
sont d'un tout autre genre. Des livres dont les paramètres seraient
identiques, leurs auteurs ont passé leur vie, leur existence, leur
obsession à chercher un texte inédit, à retranscrire un manuscrit
volumineux ou quasi illisible, à relire une pensée. Saussure n'a pas
écrit une ligne de ce Cours publié après sa mort, et l'autre, le
chercheur passionné nous dit les substitutions, les déviations entre
manuscrits et mirage. Guattari n'a pas été seulement ce penseur que
nous connaissons mais plus infimement celui qui a passé plus de quinze
annnées de sa vie à parfaire le scénario d'un film, le sien, le seul,
Un amour d'UIQ, un projet non réalisé. Foucault a espéré sur nos
hétérotopies futures et Google s'en moque à moins de 2000 références.
Ces lectures sont inespérées, car elles surgissent d'un autre lieu que
celui de ces temples de la mémoire, ces temples fermés ou clos. Elles
ont à voir avec le web, elles sont ailleurs. Elles repositionnent
simplement le regard.
3_ hétérotopies
De ces banalités à ces lectures, je désire répondre à cette commande
par un geste qui envisage ces photographies du temps présent comme un
corps ailleurs, et le lieu précis d'où elles apparaissent comme celui
de nos hétérotopies contemporaines. Le déplacement de ces corps, ces
photographies, d'un lieu à un autre, de ce territoire du réseau
Internet à celui d'un Data Center, cette clé USB, nous invite à
repenser le langage des images, à redessiner ce lien arbitraire entre
signifié et signifiant, à tenter de réécrire le statut de ces
photographies et la perception que nous en avons.
4_ utopie
Il est un lieu qui nous fascine, un lieu de mémoire vive, un lieu de
concentration absolue de la pensée, un lieu autre. L'Imec, l'Institut
des Mémoires de l'Édition Contemporaine. Et ce n'est ni sa
bibliothèque, cette abbaye, ni ses bâtiments sompteux, ni son calme qui
se dressent en hauteur. Depuis Google Earth, je regarde souvent ce
bâtiment caché, ce Data Center des données traitées, protégées,
conditionnées pour ne jamais disparaître. Là-bas, il faut contourner
les murs, traverser quelques champs pour percevoir ce Pavillon des
archives. Et puis, lorsque l'on y entre, lorsque l'on descend sous
terre, lorsque l'on passe ces portes extrêmement sécurisées, et que
l'on se retrouve là, minuscule, dans l'une de ces salles silencieuses
aux boîtes empilées, il me semble que c'est le web que nous regardons.
Un autre web, celui qu'il s'agirait de revisiter, de mémoriser, de
comprendre autrement et d'envisager comme l'inversion d'une utopie. Il
écrivait en 1966, « Je rêve d'une science qui aurait pour objet
ces espaces différents, ces autres lieux, ces contestations mythiques
et réelles de l'espace où nous vivons (…) » et il ajoutait
« cette science est en train de naître ».
5_Proposition
Contexte
Sex offenders, California Department of Justice's Internet
http://www.meganslaw.ca.gov
Le Ministère de la Justice de l'Etat de Californie offre sur le www un
accès libre à son registre des délinquants sexuels. 63 000 personnes en
Californie sont déclarées comme telles.
Le registre fournit plus de 33 500 fiches de sex offenders dont environ
la moitié ont purgé leur peine et sont aujourd'hui libres.
Fiches
Les fiches du registre sont composées des photographies des visages de
ces personnes, de leur adresse personnelle, des informations relatives
à leur origine, leur taille, leur poids, la couleur de leurs cheveux et
de leurs yeux, décrivant les cicatrices, les marques et les tatouages
de la personne.
L'accès à la personne peut être obtenu soit par une recherche sur son
nom, sa ville de résidence, son adresse, soit par une recherche sur sa
localisation proche d'un square public ou d'une école.
Un accès par carte est également disponible et localise toutes les personnes du registre.
Toutes les informations relative à une personne, ainsi que le code de
son délit, sont contenues dans une fenêtre dimensionnée à 620x520
pixels, une pop up qui s'ouvre à partir d'une sélection sur le nom.
Images sources
Selon le code source non sécurisé de ces fenêtres, les images des
visages sont toutes publiées en 200px de large quelqu'en soient les
dimensions et la résolution de leur fichier source.
L'accès aux fichiers sources de ces images des visages est non
sécurisé, il est possible d'enregistrer le fichier source sur le disque
dur de son ordinateur. Il est possible d'enregistrer les 33 500 images
des visages de ces personnes.
Toutes les images sont au format jpeg.
Certaines de ces images sont des scans de vieilles photographies de
pièces d'identité, laissant apparaître un tampon, une signature, une
déchirure du papier. D'autres sont en niveau de gris. Certaines autres
sont disponibles en haute résolution allant parfois jusque 300dpi pour
une dimension de 534x712px.
Last name_10
Les 10 noms de famille les plus fréquents dans l'Etat de Californie
sont les suivants : JOHNSON, SMITH, LEE, GARCIA, JONES, DAVIS,
MARTINEZ, ANDERSON, BROWN, MILLER.
La répartition des Sex offenders du registre, incarcérés actuellement
ou libres (ayant purgé leurs peines), selon les 10 noms les plus
fréquents de l'Etat de Californie est celle-ci :
JOHNSON (741)
SMITH (805)
LEE (183)
GARCIA (970)
JONES (568)
DAVIS (354)
MARTINEZ (890)
ANDERSON (236)
BROWN (513)
MILLER (234)
5 494 fiches représentatives sur ce registre, dont 90% présentent une
photographie d'un visage, incarcéré ou libre, c'est-à-dire environ 5000
fichiers jpeg.
6_Geste
Mon geste est simple. J'enregistre ces 5000 fichiers dans un dossier de
mon disque dur, dossier destiné à être copié-collé sur cette clef usb,
ce data center, cet autre lieu partagé. Au cours du temps et avec
certitude, chacune des 5000 personnes figurée aura purgé sa peine en
cet Etat de Californie, c'est-à-dire que chacune de ces 100% des
personnes registrées sera libre. Ce geste que je propose n'est pas le
geste paranoIaque attendu par le « California Department of
Justice's Internet ». Ce'est un geste possible et réel. Il dessine
un autre lieu. Celui dont Foucault parlait, celui dont Nicolas Carr ne
parle pas. Cette emprise que nous pouvons avoir sur ce langage précis -
cette pudeur - ce territoire de l'obscène qui la heurte écrivait
Bataille, les «yeux humains ne supportent ni le soleil, ni le coït, ni
le cadavre, ni l'obscurité, mais avec des réactions différentes », peut
nous aider à ne pas être si stupides que cela et à envisager ce réseau
comme utopie inversée, parce que nous le désignons avant qu'il ne nous
mange tout cru.
7_Traces
Cette proposition n'est pas neutre, elle n'est pas calculée. Je me dis
une chose, je me dis que je suis bien bien la seule idiote à avoir
regardé tous ces visages, ces 5000 visages, ces 5000 photographies. Et
que si je m'attarde sur certaines expressions, certains clichés, je
sais que ces images ne sont pas registrées pour cet objet de
perception. C'est une fuite. Je sais bien qu'elles sont dédiées à un
tout autre objet. Mais je ne peux pas m'empêcher de me dire que j'ai ce
droit, comme tous, de détourner la fonction, le statut, le sens d'une
image. Et que je suis libre de les mener ailleurs. |
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