COMMENTAIRES LEVEL 7, intime
Tu peux filmer une femme qui dort dans un train parce que tu la trouves jolie. Parce que tu n'as pas envie d'oublier son visage. Pour qu'elle ne s'aperçoive de rien, tu peux faire semblant de regarder des images sur ton téléphone, des images de vacances par exemple. Tu peux même exp. Il s'appelle Octave, il a vu H P des diezaines de fois. rimer des sentiments pendant que tu regardes ces images. La tristesse. Et si tu le sais, tu peux pleurer. C'est elle qui sera gênée de te regarder. Ou bien tu détournes ton regard. Tu regardes au travers de la vitre les paysages qui défilent. Elle ne s'apercevra de rien. Et surtout de ton doigt, tu caches le voyant rouge du téléphone - le voyant d'enregistrement. Et puis tu prévois de tousser à la fin de l'enregistrement pour ne pas qu'elle entende le bip sonore. Elle part. Tu ne la vois plus. Elle est partie.
Tu peux filmer des enfants qui regardent Harry Potter sur ton ordinateur portable. Ils ne s'apercevront de rien. Ils ne te verront même pas. Le petit garçon a 3 ans Son film préféré c'est Spiderman, Spiderman 1 et . La scène qui le terrifie est la scène de la mutation Quand Peter Parker se transforme dans sa chambre en homme araignée. C'est la scène qui suit ma scène préférée : Peter Parker photographie Marie Jeanne et juste à ce moment, l'araignée le pique sur le poignet, La scène horrible de l'incendie, celle de l'étranglement du Bouffon Vert, la scène du suicide du docteur Octopus - aucune de ces scènes ne lui fait peur. La petite fille a 9 ans, elle s'appelle Suzanne. J'aime bien cette image, elle est jolie. Le livre préféré de Suzanne est L'ordre des Phénix. Tiens elle sourit. Le tome 5 d'Harry Potter. Elle est jolie.
Tu peux filmer une oeuvre d'art par exemple.
Tu peux filmer une cuisine. La cuisine d'Hélène. Simplement parce que tu as envie d'immortaliser ces images. Elles te reposent. Tu peux aussi te demander si ailleurs que dans cette cuisine tu reconnaitrais ces images. Cette nymphette par exemple. Hélène a trouvé cette image dans une brocante. Elle la suit. De cuisine en cuisine. J'aime bien cette image. Un mur. Un tuyau. Un broc. Une coupe de fruits. Une fenêtre. La rue. Un rideau blanc. Et là contre ce mur, une autre image, la mère d'Hélène. Elle était jolie. On dirait une actrice de cinéma.
Tu peux filmer les nuages. Tu colles ton téléphone sur la vitre de ton hublot ou sur celle du hublot de ton voisin, ton voisin de derrière. Et tu fais attention à ne pas trop trembler. Parce que tu as peur. Parce que tu sais que c'est interdit. C'est interdit de filmer les nuages. C'est interdit aussi de filmer avec ton téléphone dans la rue lors d'une manifestation par exemple. Tu trembles un peu et tu ne sais pas de quoi tu as peur. Peur d'être ridicule ici dans cet avion. Peur que l'on te prenne ton téléphone. Peur d'aller en prison, parce que tu as filmé des nuages, des poings levés. En tout cas, tu as peur et tu trembles. Mais il y a une chose que tu sais. Quand tu appuieras sur le bouton de fin d'enregistrement, tu seras la plus heureuse des femmes, le plus heureux des hommes. Parce que ces images t'appartiendrons. Tu auras eu peur pour rien et tu recommenceas des dizaines de fois dans d'autres situations. Parce que tu sais bien au fond de toi que c'est impossible de nous interdire de filmer les nuages.
Tu peux filmer une amie se déshabiller. Tu peux demander à une amie qui doit te rendre un bouquin de venir chez toi. Tu peux filmer une amie. Et puis, comme tu n'as pas envie d'être là, tu peux poser discrèetement ton téléphone sur une chaise. Et puis, tu appuieras sur le bouton d'enregistrement. Toi tu compteras tout haut et tu lui diras quand c'est terminé, qu'elle peut se rhabiller.
Tu peux filmer le sexe d'un voisin. Enfin, tu peux demander à un voisin de filmer son sexe. Tu lui prêtes ton téléphone. Tu lui explique comment ça marche. Qu'il prenne son emps. Tu lui expliques que c'est juste pour un essai. Et puis, tu lui donnes une indication, tu lui demandes de filmer son sexe pendant qu'il débande. Lui te dit qu'il ne filmera pas son visage. Ces images, lui semble-t'il seront de bien meilleur qualité. Tu t'en fous pas mal de la qualité de l'image. Ce qui t'intéresse, c'est de comprendre cet objet là, juste au bout du bras. Avec l'impression d'être née avec. De ne plus pouvoir s'en passer. De ne plus pouvoir s'en séparer.
La circulation des images numériques
Rencontre avec Agnès de Cayeux et Bernard Stiegler
Centre pompidou à l'occasion du Festival Pocket Films et la diffusion du film Level7, intime
8 octobre 2006
Ce que je ne sais pas
Quant à la circulation des images (AdC)
J'aime regarder les images circuler. Je perçois les pratiques actuelles
sur les réseaux comme la préfiguration intelligente et sensible de
notre propre évolution. Ce geste banal. Celui de l'amateur précisément
qui dépose peu à peu la syntaxe relationnelle à venir - sociale et
identitaire.
Nous
devons habiter ces zones du réel et nous devons en activer les
mouvements d'oscillations. Nous avons la chance de pouvoir vivre cette
mutation. Nous devons regarder TF1 comme Chloé Delaume, nous devons
traverser ces réseaux comme nos propres territoires réels, si réels.
Nous ne pouvons pas aujourd'hui nous abstraire de ceux-ci. Nous menons
un combat singulier : celui d'affirmer le fait que nous n'y comprenons
rien.
Lorsqu'à partir de cette année 1996, je
commence à habiter les réseaux, j'observe et plus précisément sur les
chambres de rencontres vidéo-chat, j'observe donc l'autre, l'amateur et
note minutieusement ses pratiques. Je mène des expériences avec lui, je
suis lui et moi. Et je vois l'autre dans ce geste banal s'emparer des
outils et les détourner de leurs fonctionnalités, inventer une
grammaire relationnelle, un jeu identitaire, des règles, des
fondements, que sais-je ? Je le regarde se définir peu à peu dans ce
territoire mouvant comme un être mutant. Ces amateurs-là expriment
leurs devenirs, leur mutation - la nôtre - leur manière d'exister
ailleurs socialement et intimement. Leur manière d'être lui et lui et
moi et tous les autres . Et ceci librement.
Puis, il
y a eu ce phénomène des blogs, de cette manière de s'exposer, de se
mettre en scène, de se donner à voir, à lire, de cette exhibition
radicale des corps et des mots. Un autre jeu identitaire. Une autre
circulation des images que j'aime à regarder mais qui me lasse parfois,
car je la trouve très narcissique et éloignée des enjeux de ce
territoire des réseaux.
Et depuis peu, ces plates-formes comme youtube ou myspace. De cette circulation à outrance des images.
Je
ne me lasse pas d'observer certains de leurs acteurs dans ce geste
précis du désir de soi et lui et moi. Cette envie-là de l'accessibilité
de l'autre à soi me touche parce que je la crois libre. J'espère qu'il
s'agit ici d'un instant possible d'expression de soi et moi et lui qui
participe de la compréhension de notre nouvelle identité dans ces zones
du réel.
Sur ces plates-formes et quant à ce second
geste qui consiste à numériser, stocker et proposer à tous et librement
des émissions, des discours politiques, des concerts, je le vois comme
le geste d'un collectionneur, d'un adolescent, d'une personne engagée
souhaitant partager une une obsession, une conviction, une précision.
Cet accès libre à l'information me plaît à outrance.
Quant
à l'intrusion de channels de publicité sur ces plates-formes pour la
vente du premier album de cette jeune starlette Paris Hilton, par
exemple, je ne m'y intéresse pas, Cette proposition est outrageusement
criante, je ne l'aime pas.
Et puis ce phénomène
nommé happy slapping, tant et tant médiatisé. Mais dont il faut parler
à outrance sans doute. J'y perçois l'expression d'une grande maîtrise
des outils et de la connaissance précise des réseaux par nos gosses.
D'un réseau à un autre librement.
Mais il y a ce
truc qui m'effraie et que je n'aime pas : la non-circulation des
images, des médias. La normalisation des canaux de diffusion des «
contenus ». Ces infrastructures naissantes qui opéreront sur un très
haut débit, notre future Ville 3.0 ? là où nous ne pourrons plus
habiter moi, toi et tous les autres.
Agnès de Cayeux - octobre 2006 |